Lorsque les historiens feront la chronique du mouvement de Maïdan, cette contestation du pouvoir ukrainien devenue une révolution à l'avenir encore incertain, ils s'attarderont certainement sur le cas d'AutoMaïdan, l'une de ses déclinaisons les plus insolites et les plus efficaces. Pour comprendre comment cette mobilisation d'automobilistes citoyens, avec ses patrouilles, ses blocages d'autobus de la police ou ses cortèges motorisés jusqu'aux riches résidences des députés, s'est imposée comme un moyen d'action majeur avant de s'éteindre sous l'effet d'une répression féroce, nous avons rencontré Alina Lizounova, jeune femme timide et courageuse de 26 ans, propriétaire d'une Ford Fiesta. Voici son témoignage :
« Je crois que si le pouvoir lutte avec autant de férocité contre nous, c'est que nous sommes parmi les plus dérangeants, mais aussi les plus vulnérables des militants, toujours en déplacement loin du cœur de Maïdan. AvtoMaïdan renaîtra sûrement, et de petits groupes sont prêts à mener des actions, mais ce qui est arrivé est arrivé et pour l'heure nous sommes coincés.
Le premier coup a été la disparition de Dmytro Boulatov, la figure la plus célèbre de notre organisation. Le 22 janvier, il a posté un dernier message sur Facebook : “Je reçois de plus en plus de menaces. Les ténèbres s'abattent, mais nous vaincrons.” Depuis, nous n'avons aucune nouvelle. On voudrait croire qu'il se cache quelque part, mais c'est impossible de ne pas penser au sort de Iouri Verbitski, un autre militant qui a été enlevé par des inconnus avant d'être retrouvé mort dans une forêt des environs de Kiev.
[Dmytro Boulatov a été retrouvé dans la soirée de jeudi 30 janvier, dans le même secteur que celui où le corps de Iouri Verbitsky avait été découvert. On ignore encore les détails de sa captivité et les conditions dans lesquelles il est réapparu, mais deux photos diffusées
sur Internet laissent supposer que l'activiste de 35 ans a subi des violences sévères.]
Dans les jours qui ont suivi, les autres têtes du mouvement, ses organisateurs, ont presque tous été arrêtées, victimes de pièges très sophistiqués élaborés par les autorités. Celui qui a conduit au plus grand nombre d'arrestations et de tabassages a eu lieu le 24 janvier. Ce jour-là, plusieurs de nos voitures se sont fait arrêter par des 4 × 4 sans immatriculation. La police s'est débrouillée pour le faire savoir en utilisant nos canaux de communication. Nous avons formé un cortège et localisé les autobus qui emmenaient les militants.
« PLUSIEURS VOITURES DE NOS MILITANTS ONT ÉTÉ BRÛLÉES »
Nous les avons suivis jusque dans le quartier gouvernemental, jusqu'à ce que, dans une rue étroite, nous nous retrouvions bloqués par des véhicules des forces de l'ordre. Seule une petite partie d'entre nous avons pu fuir, mais une dizaine de voitures se sont retrouvées piégées. Leurs occupants ont été battus et arrêtés et les voitures détruites.
En tout, il y a eu trente personnes jugées. Certaines ont reçu des peines de prison préventive de deux mois, dont un homme de 72 ans accusé d'avoir frappé les policiers, et un seul a gardé son permis de conduire. D'autres ont fui à l'étranger, comme Sergueï Koba, qui a maintenant le projet de faire le tour d'Europe en voiture des propriétés de nos dirigeants.
En l'absence de nos chefs, nous avons suspendu nos opérations. Et aujourd'hui la répression continue contre les militants de base. Des listes de plaques d'immatriculation ont été diffusées sur Internet, et plusieurs voitures de nos sympathisants ont été brûlées ces derniers jours à Kiev, ainsi que des voitures simplement immatriculées dans l'ouest de l'Ukraine.
Tout avait pourtant commencé joyeusement, par de beaux cortèges qui se formaient spontanément et sillonnaient Kiev drapeaux aux fenêtres. A l'époque, j'étais une manifestante ordinaire, en révolte contre ce pouvoir et avec l'envie de changer les choses dans ce pays. Je suis programmatrice informatique, une profession pas très demandée dans la révolution. Quand j'ai appris que les automobilistes s'organisaient, j'ai voulu en être.
« TENTER DE BLOQUER LES FORCES DE L'ORDRE »
Petit à petit, nous avons diversifié nos moyens d'actions. Des plus simples, comme le transport de manifestants ou de ravitaillement ou des tournées avec des sonos appelant à manifester, à des choses plus élaborées. Au début, il y a eu les patrouilles de nuit pour prévenir les protestataires de Maïdan des déplacements de la police ou même, à plusieurs reprises, tenter de bloquer le déplacement des autobus des forces de l'ordre.
Nous avons aussi formé des cortèges vers les prisons et les tribunaux où nos camarades étaient jugés, ou vers les villas des députés du pouvoir, pour coller des affiches ou jeter des œufs sur le portail de leur maison, parfois avec plusieurs centaines de voitures. Moi, j'ai rejoint une sous-structure d'AvtoMaïdan. Nous nous sommes spécialisés dans les déplacements en province, notamment dans l'est, pour rendre visite aux militants locaux, amener une information différente, organiser des réunions.
Quand le pouvoir a commencé, il y a une dizaine de jours, à lancer ses titouchkis en ville, ces voyous payés pour provoquer ou frapper les manifestants, nous les avons traqués. Nous avons même amené certains d'entre eux aux journalistes, qui ont réussi à leur extorquer les noms de ceux qui les avaient payés. Après ce coup d'éclat, nous étions euphoriques, pleins de confiance. Et c'est dans la foulée que nous sommes tombés dans ce piège du pouvoir qui a décapité notre mouvement. »