Quand je dis que la maison d'édition c'est l'équivalent livresque du label pour la musique, ça sous-entends que dans un cas comme dans l'autre, il y a les gros industriels et les autres, avec onze-mille variations entre les deux. En l'occurrence, Tusitala, je sais pas ce que vous vous imaginez, mais c'est deux personnes dont ce n'est pas le métier et qui font ça dans leur temps libre. Et vous savez quoi? Eux non plus, ils gagnent pas un rond avec! Oui je sais, ça paraît dingue par les temps qui courent, et s'ils étaient un peu plus intolérants et/ou habillés en noir avec des patchs, on pourrait croire des anarcho-punks des années 1990. Certes ils filent des ronds aux traducteurs, correctrices, imprimeurs, diffuseurs, auteurs autrices etc, (tout comme un label file généralement une partie du pressage au groupe, ou parfois paye l'enregistrement, etc.), mais pour lui et elle, le carburant qui les fait sortir des livres, c'est la passion. Point. Et ils n'ont pas non plus la chance d'avoir des locaux dédiés à la maison d'édition... Tusitala, c'est une femme à Bruxelles, et un homme à Paris, avec chacun·e un petit bureau dans leur appart' respectif et des marmots qui courent autour, et quelques cartons de livres sous le bureau en question. Et à ma connaissance, c'est le cas de l'écrasante majorité des maisons d'édition.
Et franchement, ça me dégoûte un peu de me sentir obligé de préciser tout ça dans le cadre d'une discussion somme toute assez agressive. Je fais encore des zines et je m'active encore à la Luttine alors que j'ai sorti un roman chez Tusitala? Putain mais encore heureux, vous voulez que je fasse quoi d'autre? Compter mes valises de billets avant d'aller taper le bout de gras avec mes collègues Houellebecq et Marc Levy? C'est déjà arrivé sur ce forum que des gens posent des questions sur l'édition, et on était plusieurs à avoir essayé de répondre le plus clairement possible. Mais là, avec tous les sous-entendus de Christophe et les multiples attaques à peine voilées dans ses messages initiaux, je trouve que le ton général est plein d'accusations tiédasses qui, pour moi, relèvent du pur fantasme face à l'inconnu. Je sais pas ce que les gens s'imaginent, moi j'étais assez naïf pour penser que c'était clair, mais quand je fais ma tournée pour aller causer de mon roman un peu partout en France, c'est pas Tusitala qui me paye pour le faire, hein. Et c'est pas eux non plus qui calent les dates, à 4 exceptions près sur une vingtaine. C'est moi qui me relève les manches, qui contacte les lieux de mon choix, qui paye mon train, qui part avec mon sac à dos ou ma valise à roulettes remplie de livres et de zines, et inch'allah pour le défraiement. En gros, c'est une putain de tournée punk radicale à l'ancienne, sauf qu'il y a moins de monde lors des soirées (2 personnes à Liège, merci Clément! Et une dizaine de personne en moyenne, avec des pics à 20 ou 30). Et lors de ces rencontres, ce que je fais, c'est discuter avec les punks, les anars', les totos, les rats de bibliothèques et les curieux, c'est-à-dire les gens comme moi, celles et ceux dont l'avis a de la valeur pour moi, etc.
Voilà, je sais même pas quoi dire de plus tellement j'ai l'impression d'enfoncer des portes ouvertes... Le manichéisme, c'est une vraie gangrène, mais ça peut se soigner hein, suffit d'être ouvert et d'essayer d'appréhender la réalité concrète des choses, plutôt que de s'en faire des fantasmes dans sa tête. Sur ce, je retourne un peu bosser sur ma trad' sur l'OSPAAAL avant la manif, et je vous conseille le livre quand il sortira (il sera à la fois en espagnol, en arabe, en français et en anglais dans le même volume), parce que ça parle justement de la relation entre art et militantisme, et plus précisément entre les magnifiques affiches de propagande de l'OSPAAAL, et les luttes armées qu'elles visaient à inspirer. Petit extrait en exclusivité, parce que ça me semble approprié (là c'est un mec qui parle de son père, immigré équatorien aux Etats-Unis dans les années 1970, et qui a milité toute sa vie dans les quartiers du lumpenprolétariat portoricain d'une ville pauvre du Massachusetts) :
La bise et faites gaffe à vous dans les cortèges de tête, hein!Si sa sobre autodiscipline de gauchiste avait pu prendre des airs austères avant son voyage à Cuba, à son retour aux États-Unis, mon père ne voyait plus la beauté comme une frivolité, un luxe, un élément bourgeois. Il avait compris que la beauté était aussi nécessaire à la survie que la nourriture au corps ou l’éducation à l’intellect, et que, pour s’épanouir, l’âme avait besoin de l’inspiration et du sens des possibles que procurent art et culture. Au final, il en est venu à considérer cet épanouissement de l’âme comme l’objectif-même de toute révolution : pour quoi d’autre lutterions-nous avec tant d’acharnement ?