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par blacksquare » 27 nov. 2021 0:50
Je viens de lire le livre de Renaud Garcia cité dans un des posts précédents, et je vais essayer d’expliquer brièvement pourquoi, à mes yeux, ce livre est fortement critiquable.
On peut distinguer actuellement quatre grandes branches qui structurent le mouvement libertaire en France : le néoluddisme, le mouvement autonomie, le féminisme radicale et le socialisme libertaire. Ces quatres mouvements proviennent de quatre traditions philosophiques distinctes. Le néoluddisme vient de l’écologie radicale et l’anti-tech. Ces principaux penseurs sont : Ivan Ilitch, Jacques Ellul, Bernard Charbonneau, Gunthers Anders, Hannah Arendt. Le mouvement autonome vient de l’opérisme italien et du mouvement squat parisien. Ces principales références sont : Toni Negri, Georgio Agamben, Foucault (du moins, le Foucault de la biopolitique), Carl Schimitt (promotion du concept de « guerre civile », distinction de l’ami et de l’ennemi) et Heidegger (dictature du On, appel). Le mouvement féminisme radicale vient à la fois du féminisme français de la deuxième et du féminisme américain de la troisième vague. Ces principales références sont : Simone De Beauvoir, Judith Butler, Emma Goldmann, Michel Foucault (le Foucault du sexe), Gilles Deleuze (notamment le concept de « devenir-mineur ») et Donna Haraway. Le mouvement socialiste libertaire vient de la tradition libertaire classique. Ces principales références sont : M. Bakounine, P. Kroptkine, Daniel Guérin, etc. Aujourd’hui, ces différentes branches sont portées par des personnalités et des collectifs différents. Le néoluddisme, c’est le collectif Pièce et Main D’œuvre, les éditions du Monde à l’Envers, Yannick Blanc, Tomjo, Nicolas Bonanni, Aude Vidal, Antoine Costa, Alexis Escudero. Le mouvement autonome, c’est Tiqqun, les Appelistes, Le Comité Invisible, Julien Coupat, Non-Fides, etc. Le mouvement féministe, c’est Christine Delphy, Elsa Dorlin, Isabelle Clair, Eric Fassin, Francis Depuy Deri. Pour ce qui est du socialisme libertaire canal historique, disons que depuis Daniel Guérin, il est plus ou moins tombé dans l’oubli : s’y raccroche plus ou moins directement les membres de la CNT, Jean-Christophe Angaut, Daniel Colson, etc.
Ceci dit, dans la pratique, des individus appartiennent parfois à plusieurs courants à la fois. Ce qui est à l’origine des débats actuellement, c’est l’explosion de l’unité du mouvement anarchiste. Dans son livre, Renaud Garcia s’en prend principalement aux féministes mais, si tu es attentif, il s’en prend aussi aux autonomes. Ca n’a rien d’étonnant puisque tout le but de son discours de promouvoir le néoluddisme. D’ailleurs, si tu y regardes de plus près, tu verras que le discours de Renaud Garcia prétend s’inscrire dans le socialisme libertaire canal historique, alors que, contrairement à ce qu’il dit, son discours se rattache moins au socialisme libertaire qu’au néoluddisme. Contrairement à ce que tu affirmes, dans son livre, Garcia ne replace pas la lutte des classes au centre. Ce qu’il place au centre, c’est ce qu’il appelle le « capitalisme technologique » et son principal adversaire, ce n’est pas le capitalisme lui-même mais ce qu’il appelle le « Parti Technologique ». Il affirme d’ailleurs explicitement que le capitalisme est à la traine derrière les technologies. C’est l’idée fondamentale des néoluddistes : le problème fondamental, ce n’est pas le capitalisme ou la lutte des classes, ce sont les technologies. Sur ce point, je te renvoie à un article de PMO intitulé « Ludd ou Marx », où PMO prennent clairement le parti de Ludd (critique de la technique) contre Marx (critique du capitalisme). Pour les néoluddismes, le marxisme est non seulement indifférent au problème écologique (John Bellamy Foster dans « Marx écologiste » a montré que cela est faux) mais il est aussi critiquable pour autant qu’il fait l’apologie du productivisme (Franck Fischbach dans « Après la production » a montré que cela est faux). Comme la plupart des néoluddistes, Garcia est fort pour faire l’ « entrisme » : en gros, il fait comme si son discours se rattachait à replacer la lutte des classes au centre (contre les autonomes qui lui préfère la guerre civile entre amis et ennemis et contre les féministes qu’ils accusent de ne s’occuper que des questions de genre, de sexe, de race et de délaisser le plus important), alors que dans les faits ce qu’il replace au centre c’est la question technologique. C'est de l'"entrisme" car le but est de pénétrer les collectifs anticapitalistes pour les réorienter vers la lutte contre les nouvelles technologies (si vous êtes syndiqués, je suis désolé de vous apprendre qu'aux yeux des néoluddistes vous êtes un con qui n'a rien compris aux véritables luttes... les nouvelles technologies !).
A Grenoble, suite à la publication du livre La Reproduction artificielle de l’humain par le néoluddiste Alexis Escudero, il y a eu un gros débat. Les anti-techs et les féministes radicales se sont affrontés. Les anti-techs reprochent aux féministes radicales de faire l’apologie des nouvelles technologies, et les féministes radicales reprochent aux anti-techs leurs positions réactionnaires (anti-PMA, anti-changement de sexe, etc.). Garcia publie certains de ces textes sur le site de PMO. Dans son livre, il prend clairement le parti des néoluddistes pour qui le problème c’est la technologie (à ce propos, on peut l’article qu’ils ont écrits pour critiquer les antifas rendant hommage à Clément Méric en affirmant qu’ils se trompent de combat, le véritable fascisme à combattre ce n’est pas pour eux l’extrême droite mais le « système technicien », le « parti technologique »). A titre personnel, je me situe du côté du socialisme libertaire canal historique (s’il faut choisir entre Ludd et Marx, c’est Marx qui est l’objet de mon choix, je souligne au passage que Bakounike admirait Marx pour son analyse du capitalisme et qu’il a envisagé à un moment de traduire le Capital, et cela alors même que les deux hommes s’opposaient violemment au sein de la première internationale) et je pense qu’un rapprochement est possible entre le socialisme libertaire et le féminisme radicale pour autant que ces deux mouvements se réclament du matérialisme : Marx était matérialiste, Guérin était matéraliste, Elsa Dorlin est aussi matérialiste. Je rejette les néoluddistes et les autonomes : les néoluddistes pour leurs positions antiféministes (être pour la PMA ce n’est pas être un fasciste, on peut être critique des technologies sans être technophobes) et leurs confusionnisme (ils se sont passer pour anticapitaliste alors que la critique du capitalisme ils s’en foutent, ce qui les intéressent, c’est la critique des technologies) ; les autonomes car je rejette la violence comme un moyen légitime d’opérer un quelconque changement social (la violence est une méthode autoritaire, historiquement le mouvement autonome par ses racines italiennes se rattachent d’ailleurs plus au communisme qu’à l’anarchisme : le mouvement autonome, c’est le communisme moins le parti) et car ils soutiennent aussi l’idée que la lutte des classes est has-been, les ouvriers étant désormais totalement converti au capitalisme seule une insurrection violence et spontanée serait, selon eux, capable d’abattre la société actuelle et d’établir le « communisme » (il faut être sacrément idéaliste ou désespéré pour croire une chose pareille). On pourra poursuivre la discussion longtemps, mais pour finir je dirai simplement le féminisme radicale et la pensée « woke » ce n’est pas vraiment pareil, que les féministes radicales ne sont pas oublieuses de la lutte des classes, comme en témoigne le titre même d’un livre d’Elsa Dorlin, Sexe, Race, Classe publié aux éditions Actuel Marx : c’est la domination de classe qui vient en premier à être historiquement critiqué dans le mouvement libertaire, mais ce n'est pas la seule forme de domination sociale existante et c'est pourquoi des théoriciennes comme Goldman ou De Cleyere ne séparaient pas la question de la lutte des classes de celle de l'émancipation des femmes. Seulement une approche critique de la société en terme de classes ne suffit pas, et c’est pourquoi une telle approche doit être COMPLETER (et non pas remplacer comme dans le mouvement « woke » qui EFFACE totalement la domination de classe : ce n'est pas un hasard aux USA la critique du capitalisme qui est une question qui ne se pose pas, ou seulement à la marge) avec une analyse des rapports sociaux de sexe et de race.
Bref, je développe tout cela dans mes numéros de fanzine Excursus pour celles et ceux qui ça intéresse… Et pour ceux qui veulent lire des analyses critiques du capitalisme contemporain, il y a tous les très bons livres de Franck Fischbach et Emmanuel Renault.